Alexander Langer Alexander Langer autobiographie

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textes d'Alexander Langer
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Autobiograhie: Minima personalia

1.3.1986, "Belfagor", Florence
" Pourquoi papa ne va jamais à l'église? "

J'ai grandi à Sterzing (950 mt., 4.000 habitants ; les italiens l'ont appellé Vipiteno), dans une famille démocratique et bourgeoise, qui à la maison parle en langue allemande au lieu de parler le dialect tyrolien, et où l'on respire un climat respectueux et tolérant. Je suis un peu inquiet que mon père n'aille jamais à l'église. Un jour, en profitant de mon anniversaire, j'ose demander à ma mère pourquoi. J'ai un peu honte – je l'avoue- de ça tout autant que je ne parle pas le dialect. " Ton père – me répond ma mère- , puisqu'il travaille à l'hôpital tous les jours et pendant toute la journée (c'était le médicin-chirurgien de notre bled) il sert Dieu d'une autre manière. Le curé pourra te confirmer ce que je viens de te dire. " En effet le curé, un prêtre tchéque en exil, confirme les mots de ma mère. Plus tard, ma mère m'expliquera que mon père est d'origine juive, et que toutefois ce qui compte ce n'est pas en quoi on croit mais plutôt notre façon de vivre. Elle est à l'époque conseillère municipale indépendante au sein de la liste Südtiroler Volkspartei (S.V.P.). Elle va bientôt les quitter, dès que l'exigence d'avoir des antifascistes dans les rangs n'est plus aussi forte. Dans cette petite ville que j'aime beaucoup je me sens en quelque sorte étranger, ce qui facilite mon passage au collège des Pères Franciscains à Bolzano. Je fais l'aller retour chaque semaine (Bolzano Sterzing) à cause de l'école : en effet à Vipiteno (c'est le nom italien de Sterzing) il n'y a que les italiens qui ont un lycée : ce n'est qu'un quart de la population y compris les enfants et les officiers de l'armée. Demander un renseignement ou acheter le ticket en allemand c'est à cette époque tout à fait inconcevable. En ville on se sent vraiment une minorité, en tant que tyrolien. Sur le car qui m'emmène à l'école il n'y a que deux enfants allemands : moi et un copain. Les fascistes organisent des manifs pour l'Hongrie (on est en 1956) et contre le leader de la S.V.P. Silvius Magnago : " Magnago à mort ! " qu'on crie. Je me sens en quelque sorte menacé, moi aussi, et je me laisse séduire par la résistance ethnique. Tous les samedis je lis avec passion la page historico-culturelle du quotidien " Dolomiten " qui rappelle les piliers de l'histoire sudtyrolienne, raconte la vie sous le fascisme, dénonce les abus des italiens, les promesses désavouées de l'Etat.
Le procès contre " les jeunes de Pfunders " (accusés, je crois injustement, d'avoir tué un douanier, suite à une dispute dans un bistrot ; ces jeunes seront condamnés très durement) me frappe et j'en suis indigné. Soudain un jour, en passant par Waidbruck (Ponte Gardena) je vois que la statue du " Duce en aluminium " a explosé ; j'en suis ravi. Fanfani va même promettre de reconstruire la statue du génie équestre qui représente Mussolini à cheval. Heureusement il en sera rien.

" Pouquoi ne haïssons-nous pas les italiens ? "
Je ressens chez moi un climat fort différent par rapport à celui que je ressens dehors, dans les rues, au milieu des années '50, lors du passage à la phase des attentats autonomistes et irrédentistes. Je connais assez bien l'italien : mes parents me poussent à l'étudier comme il faut, on m'avait même envoyé à l'école maternelle italienne. Avec mes frères on remarque les différences ethno-linguistiques entre les gens. On s'amuse, c'est un jeu. En se baladant dans les rues on essaie de déviner au hasard. Pour vérifier on les salue. On ne se trompe presque jamais. Après les premiers attentats je sens une différence entre ma mère (solidaire avec les tyroliens) et mon père inquiet du retour en force des tendances néonazies. A l'extérieur le climat est davantage plus tendu. Je crains qu'un ciao – utilisé couramment en famille- soit perçu à l'extérieur comme une sorte de trahison, un détachement, si bien que je demande a ma mère : " Pourquoi nous, nous ne haïssons pas les italiens ? " Elle m'explique alors que bien que mon père ait dû quitter son boulot en 1938, lors de l'entrée en vigueur des lois raciales, ce sont quand même les italiens qui lui ont sauvé la vie, en 1943 : le magistrat toscan Giovanni Bigazzi, l'avocat Domenico Boni, un inconnu contrebandier et quelqu'un d'autre. Par contre, elle et sa famille, qui s'étaient opposés au démenagement forcé en Allemagne, ils avaient été isolés dans le village. " Pas tous les allemands ou les italiens sont mauvais ou bons, il faut distinguer. "
Drapeaux. J'aime me balader et voyager autour de moi, et heureusement mes parents me laissent faire, même si je pars tout seul. A pied, en montagne, aux alentours de Sterzing : en vélo jusqu'au lac de Garde, en Engadina ou au Nordtyrol ; ensuite en moto, un cadeau de mes parents ; je découvre la pianura padana, la Lombardie, la Toscane, l'Ombrie, les monuments que j'ai étudiés en histoire de l'art et les lieux qu j'ai lus sur les livres. Plus tard c'est le tour de l'Europe. J'aime loger dan les hôtels de jeunesse, connaître les jeunes d'autres pays. C'est toujours assez compliqué d'expliquer d'où je viens. " Mais enfin, t'es italien ou allemand ? " Aucun des drapeaux qui s'élèvent au-dessus des hôtels de jeunesse m'appartient. Remarquez, je peux très bien m'en passer. Par contre j'arrive, par le biais de l'italien ou de l'allemand, à parler et à comprendre du bout du Danemark à la Sicile.
(A propos de drapeaux : chez moi on a jamais dressé ni le drapeau tyrolien ni celui italien. Lors de la fête du sacré Cœur il y avait toujours quelqu'un qui passait et marquait sur son carnet les maisons qui n'avaient pas exposé le drapeau. Quelqu'un le faisait pour le parti tyrolien, quelqu'un d'autre pour le commissariat de police italien.)
Ni Hébreu ni Grec. L'idéal universel chrétien c'est le premier qui arrive à me convaincre et me pousse à m'engager. Mes parents n'en sont pas ravis, cependant ils n'essaient pas de réprimer ma foi. Je lis, je réfléchis, je prie. Je m'engage serieusement. J'essaie de travailler dans un sens œcuménique, comme on disait à cette époque, afin de dépasser la concurrence entre les associations catholiques, pour construire un dialogue et une connaissance réciproques avec les protestants de Bolzano (qui étaient très peu d'ailleurs) et pour organiser des rencontres entre les catholiques italiens et allemands. A chaque pas les difficultés augmentent. Ce sont les années du Concile. Les ouvertures et les espoirs sont nombreux. Ça fait du bien de se sentir au milieu d'une communauté universelle où l'on ne distingue " ni l'hébreu ni le grec ." Je continue à rester dans l'association F.U.C.I, même pendant mes études à l'université.
Pourquoi je ne suis pas devenu communiste. Peut-être parce que je me sens un peu coupable, peut-être à cause d'une sensibilité chrétienne, ou tout simplement à cause de mon instinct et ma soif de justice, j'ai un profond intérêt pour les pauvres et les plus démunis, et en général pour les questions sociales. J'organise un service pour porter du bois aux personnes âgées. Je donne des cours gratuits à des jeunes pauvres. J'aimerais connaître les communistes. Bien que dans notre milieu on n'entende parler du communisme qu'à propos de Budapest ou Prague – tout en ignorant le côté syndical et résistant (c'est-à-dire son histoire au sein de la résistance)- je prends du courage et vais intervieuwer pour notre petit journal du lycée (Offenes Wort – Parole ouverte, que j'ai fondé) le secrétaire de la fédération de la jeunesse communiste, Anselmo Gouthier ; celui-ci montera les échelles du parti jusqu'à aboutir au bureau politique et devenir député européen. On parle en italien ; je suis fier de pouvoir mener une intervieuw en une langue qui n'est pas la mienne. Gouthier parle de frontières inviolables, qu'il ne faut pas remettre en question la frontière du Brennero, car, on risque de déstabiliser du même coup la frontière Oder-Neisse. J'essaie de comprendre ce que les communistes font, et m'aperçois qu'ils ont des cellules. Je suis quand même assez déçu, d'autant plus que cela m'a coûté cher auprès des Franciscains et de mon école. Si l'on m'avait au moins expliqué tout simpliment que le monde ne se partage pas uniquement entre italiens et allemands, croyants et ne pas croyants, bons et méchants, mais aussi en classes sociales, et qu'on pouvait bien le remarquer dans la réalité sudtyrolienne… qui sait ! Voilà pourquoi à mes yeux, l'association San Vincenzo apparaissait la plus concrète. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai su qu'à Brunico, quelqu'un, en ces années-là, avait fait du marxisme un moyen critique pour mieux comprendre la situation dans laquelle il agissait. Mais il était allé étudier ailleurs.
Un groupe mixte.
Avec des amis je commence à comprendre – au milieu des années '60 – que peut-être un groupe mixte peut devenir la clef pour comprendre et envisager les approches aux problèmes qui secouent notre terre : " il s'agit d'expérimenter la coexistence à un niveau plus bas. " Le groupe se rassemble : il s'agit de jeunes gens, allemands, italiens et ladins. On commence à se rencontrer régulièrement, à étudier ensemble l'histoire de notre terre (on découvre, de deux côtés, ce qui a été recouvert, les enlisements, les omissions, les dissimulations). On commence à envisager des possibles changements. On est engagé contre les attentats (désormais de souche néonazie, avec la complicité évidente des services secréts), on est favorables à une réforme de l'autonomie, pour un futur de coexistence et de respect, dans un contexte de connaissance réciproque des langues et des cultures. Moi, pourtant, pour éviter qu'on m'appelle Alessandro – puisque mes amis italiens, à cette époque-là encore, trouvaient tout à fait naturel traduire tout en italien – j'ai preféré qu'on m'appelât tout simplement Alex : c'est plus court et facile. On s'efforce que les critiques aux allemands soit adressées par les allemands et vice-versa. Notre groupe n'a pas de nom, n'apparaît pas officiellement, mais très vite il devient un atelier d'élaboration, un chantier de propositions, qui en 1967 est en mésure et a le courage de promouvoir et organiser une conférence avec la participation de 200 personnes, et le soutient généreux de Umberto Segre sur les pages du quotidien Il giorno. Nous nous rendons vite compte qu'il faut sortir de l'isolément, et qu'il est absolument nécessaire d'avoir des amis hors de notre région, en Italie et en Autriche, pour créer des liens avec l'opinion publique italienne et autrichienne, si l'on veut sortir de la période des attentats et des bombes et entamer ainsi la voie de la démocratie et de l'autonomie. Lidia Menapace, adjoint à la Santé, s'approche de notre groupe ; elle partage avec nous l'idée qu'il faut absolument reformer courageusement le statut d'autonomie de notre département. C'est une des rares italiennes qui pense et ressent cette nécessité. On voyage à Rome, Innsbruck et Vienne. Aidés par le Mouvement international de Réconciliation (MIR) on tient des conférences sur l'Alto-Adige et on rencontre des personnalités, parmi lesquels, le cardinal König de Vienne. Notre inspiration et notre pratique – qui n'est pas du tout extremiste et assez proche du peuple – aurait pu constituer la base sociale et idéale pour donner un nuoveau souffle et une autre issue à l'ensemble du statut d'autonomie élaboré et approuvé par les forces politiques dominantes, denommé il Pacchetto di autonomia (le Volet de l'autonomie). En effet, les forces dominantes (DC, SVP) vont préférer un accord diplomatique, fondé sur la délimitation réciproque et sur l'opposition des groupes ethniques en tant que bloques.
Dissidents sudtyroliens. Au milieu des années '60 la dissidence sudtyrolienne – de langue allemande - commence à se montrer. Elle a origine dans le milieu universitaire, parmi les membres de l'association des étudiants universitaires (Südtiroler Hochschülerschaft) ; ces étudiants, faute d'une université locale, sont éparpillés un peu partout : Innsbruck, Vienne, Graz, Padoue, Florence, Milan , Bologne, Salzsburg, Rome, Munich, Zurich, Venise…Ce sera la première – et encore aujourd'hui la seule – organisation de masse sudtyrolienne où une majorité non conformiste prend le dessus. Je m'engage moi aussi, renforcé et soutenu par un groupe mixte. Les thèmes principaux sont le combat pour la démocratisation et le pluralisme politique au sein de la commmunauté de langue allemande.
Le magazine Skolast des universitaires est insuffisant. Avec Siegfried Stuffer et Joseph Schmied on fonde Die Brücke (Le Pont), en 1967. On ne partage pas complétement les idées : lorsque j'écris de la nécssité d'une nouvelle gauche (novembre 1967) et qu'il faut arriver à une organisation pluriethnique au sein de la politique sudtyrolienne (1968), la rédaction veut souligner que ce ne sont là que mes propres idées. Sur le statut d'autonomie on est tous d'accord: faire vite et aller plus loin. En 1969 Die Brücke, qui dès 1968 avait commencé à publier des articles en italien, cesse son activité. Chaque rédacteur va de son côté : les uns s'approchent des sociaux-démocrates sudtyroliens, quelqu'un adhère au PCI, d'autres encore à l'extrême gauche. Dans notre atelier littéraire ont publié leurs premières œuvres Norbert C.Kaser, Joseph Zoderer, Roland Kristanell et tant d'autres. Tout compte fait Die Brücke avait démontré la possibilité d'une vie autochtone pour la jeunesse de gauche sudtyrolienne. Parmi les voix les plus solidaires on trouve l'avocat Sandro Canestrini, un homme de gauche qui a su comprendre et distinguer entre " les sabotateurs à la dynamite tyroliens et le germe néonazi. "
Florence. Je m'inscris à la fac de droit, sans y croire pas trop. Par contre je suis très content d'aller vivre et étudier à Florence. J'y reste intésement de 1964 à 1967. Un peu moins au cours de l'année 1968. Je ne le regretterai jamais. C'est l'époque du dialogue entre les catholiques et les marxistes. Je connais un peu toute la gauche italienne. Je découvre notamment son âme populaire. Je rencontre Giorgio La Pira mon prof ; Ernesto Balducci qui tient des cours sur le concile au cénacle. Je fais la connaissance du magazine de Enrico Agnoletti Il Ponte ; ce dernier va publier mon article, très long, sur le Sudtyrol ; c'est le tour de la révue Testimonianze (Témoignages, qui me pousse à écrire), et de Politica. Je connais Giorgio Spini, Paolo Frezza, Enzo Mazzi, Paolo Barile ( qui suivra mon mémoire pour ma maîtrise) et beaucoup d'autres. J'apprécie les vertus de la démocratie italienne. Je regarde de près les communistes, je suis les histoires des dissidents catholiques, je participe aux débats, j'ai plein d'amis. La rencontre la plus profonde est avec Don Milani et son école de Barbiano. Avec une ancienne juive austro-boème, Marianne Andre, nous traduisons en allemand Lettera a una professoressa (Lettre à un professeur, publiée en 1970). Je me demande : " Comment ne deviendrais-je prof moi aussi ? "
1968 en province. A cause de mon engagement local je passe ma quatrième année universitaire quasiment chez moi, au Sudtyrol. Il m'arrive par conséquent de participer aux mouvements de '68 en péripherie. Notre campagne anti Springer s'acharne avec virulence contre le monopole du quotidien Dolomiten et l'éditeur Ebner. On publie sur Die Brücke des articles sur le mouvement étudiant (très faibles sont nos contacts avec Trento). Au cours de ma première expérience en tant que prof d'allemand (je ne suis que remplaçant), au lycée de Bolzano, on occupe l'école pendant quelques jours ; parmi les revendications des étudiants il y a celle d'apprendre l'allemand aussi bien que leurs camarades tyroliens apprennent l'italien. Lors d'une visite du ministre Gui pour la campagne électorale de la DC, on fait le siège de la mairie avec un grand sitting. Le ministre est obligé de s'en aller par la sortie de secours. Au printemps je vote pour le PCI (si j'étais à Florence, j'aurais voté pour le PSIUP) et je donne ma préférence à un candidat allemand. C'est la première fois que je vote et, faute de mieux, j'ai été obligé de voter PCI. En été, avec mes amis, je visite l'Allemagne orientale et la Tchéchoslovaquie où j'assiste à l'invasion soviétique et aux premiers jours d'occupation (on arrive à rester plus longtemps que permis). En automne je travaille pour le CNR de Bonn, pour une recherche de droit constitutionnel comparé, et je connais de près l'opposition extra parlementaire allemande.
L'Allemagne, l'Autriche.
Ma formation littéraire (des contes pour enfants aux livres d'aventures, des classiques aux contemporains) passe à travers la langue allemande. Par contre mes études, mes rencontres, mes fréquentations sont plutôt en italien. Par conséquent j'ai besoin de connaître et de me plonger dans le milieu allemand. Après avoir terminé mes études à Florence je cherche et j'ai l'occasion d'y entrer. Cette expérience m'accompagnera tout au cours de ma vie.
Je passe un an à Bonn. Je décroche un petit boulot à la bibliothèque du Bundestag et une inscription en tant que Gasthörer (auditeur libre) à l'université ; je voyage un peu partout, en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Je publie des articles – dès 1967 – sur des journaux et des révues de ces pays ; j'ai beaucoup d'amis et on s'écrit beaucoup. Je reviens en Allemagne (en automne 1973, et en été 1975) pour construire un véritable observatoire politique et social (pour le quotidien Lotta continua) sur les pays de l'Europe centrale et du Nord. J'ai des nombreux contacts avec des ouvriers et syndicalistes allemands, autrichiens, des immigrés, des groupes, des militants et des chercheurs.
Mon reseau de rapports, de ponts et d'échanges s'enrichit chaque jour davantage. A l'époque où l'on regarde avec un grand intérêt et respect à l'Italie, on me considère comme un expert des affaires italiennes : lors des conférences et des débats à Berlin, Vienne, Hambourg, Innsbruck, Berne, Frankfurt, Cologne, Utrecht, je parle des luttes et des organisations sociales, tout en soulignant la spontaneité et l'autonomie de classe en Italie ; au sud des Alpes, avec des amis, on essaie de faire connaître la réalité du " prolétariat multinational européen. "
Un peu plus tard ce sera le tour de l'Italie qui aura envie de connaître l'Allemagne, l'Autriche, les verts, les Bürgerinitiativen. Sur mon pont on fait constamment l'aller retour, et je suis ravi d'arriver à faire circuler les idées et les personnes. Je n'ai aucun sentiment d'infériorité par rapport aux allemands de la mère-patrie ; parfois au contraire, j'ai la sensation qu'en tant que sudtyrolien on arrive à mieux apprécier certaines caractéristiques de la culture allemande.
Ma première grève sudtyrolienne. L'automne chaud de 1969 a des échos même chez nous au Südtyrol. Le 17 septembre il y a la grève nationale des ouvriers de l'industrie lourde. On décide d'aller devant les portails d'une usine sudtyrolienne : c'est l'entreprise Durst de Bressanone. Une dizaine de personnes, dont la plupart de langue allemande, on se retrouvent devant l'usine à l'aube. Pour qu'on nous croit on montre le quotidien Dolomiten qui annonce la grève nationale. Presque personne n'entre. Une secrétaire de la direction crie et nous engueule. Les ouvriers des vallées voisines ne franchissent pas les portails. C'est alors qui arrive le directeur appelé d'urgence. Il renverse avec sa voiture un ouvrier…C'est la pagaille : " imaginez s'il l'avait par hasard grièvement blessé ou tué…..le pauvre Gasser est le père de quatre enfants ! " La grève réussit et on improvise une assemblée dans le bistrot à côté. Les ouvriers nous paient un coup, on nous fait la fête. Il nous arrive de parler avec un ouvrier qui dans son bled fait le sacristain ; on lui expose des idées égalitaires pour l'organisation de l'église, mais il n'est pas d'accord. Il est quand même content pour la grève.
Plusieurs années après il m'arrive encore de penser avec plaisir à cette grève. Mais, en attendant, les patrons seront plus avisés et pour distribuer des tracts il faudra poursuivre les bus en voiture.
Journaux.
J'écris beaucoup, peut-être trop ; j'aime les jours sans journaux. Je n'arrive pas à refuser les appels, si bien que je n'ai pas le temps d'écrire un bon livre sur mon pays ; un bon livre à travers lequel on puisse comprendre le Südtyrol (en italien et allemand évidemment). J'ai commencé à écrire au début des années '60, j'ai contribué à fonder et diriger plusieurs journaux dont Offenes Wort, Die Brücke, Tandem qui ne sont pas les plus préstigieux mais ceux que j'aime le plus. Pendant quelque temps je suis le directeur responsable de Lotta Continua où je fais mon stage pour devenir journaliste. Mon projet ce serait de fonder un bon journal bilingue (hébdomadaire d'abord, puis quotidien) pour le Südtyrol. Il faudrait pour cela le soutient démocratique de l'Autriche, de l'Italie et de l'Allemagne. Le soutien souhaité n'arrive pas ; je ne reçois que des encouragements assez vagues.
L 'enseignement. Je m'engage à fond dans mon travail d'enseignant. Entre 1969-72 et 1975-78 l'école m'absorbe complétement. Je donne des cours de philo et d'histoire au lycée allemand de Bolzano et de Merano et plus tard dans un lycée de la banlieue de Rome. Ma vie à l'école n'est pas facile, sillonée par des déplacements punitifs et par les mesures répressives des proviseurs ou des autorités scolaires. Aucune remarque au niveau de ma préparation, alors qu'on me reproche surtout de " faire de la politique " et de ne pas respecter les rôles.
Le rapport avec mes élèves est tout à fait satisfaisant. La situation n'est évidemment pas la même au Südtyrol ou à Rome. Tandis qu'à Merano et à Bolzano l'école est un lieu où l'on apprend, décisif dans la formation intellectuelle des étudiants – la plupart des étudiants viennent de la campagne et ils prennent l'école très au sérieux – à Rome on vit au milieu des collectifs, des manifs, des assemblées, des grèves et des occupations. Mais à Rome aussi l'école est un passage important pour la socialisation de l'individu.
Je crois avec prétention, que la plupart de mes élèves ont appris quelque chose d'important de moi, et qu'ils en garderont un bon souvenir. A Rome je me souviens de l'intense solidarité et de l'esprit de coopération entre mes collegues/camarades, dans le cadre d'une section syndicale CGIL (équivalent de la CGT française).
Avec les mules. Je fais mon service militaire très tard (à 27 ans) après avoir tant esperé de l'éviter et après avoir envisagé les possibilités alternatives : objecteur de conscience et prison ; service à l'étranger. Lors de mon départ, je pense à la caserne comme un lieu de lutte de classe et d'union du prolétariat, et c'est ainsi que j'envisage mon action au milieu des prolétaires en uniforme. Au moment de mon départ je viens d'être acquitté pour outrage aux forces armées, et on m'envoie alors dans une caserne de punition, dans les chasseurs alpins de Saluzzo, avec les mules. Il y a une discipline rigoureuse ; on me surveille. C'est très fatigant au niveau physique, je me retrouve au milieu de paysans et d'ouvriers - parce qu'on m'y a envoié – sur un plan d'égalité. Juste après mon congé (septembre 1973, lors du golpe de Pinochet) je remarque avec plaisir que mon contingent se retrouve devant la caserne pour une manif. Saluzzo nous regarde étonné.
Lotta continua. Mon adhésion à Lotta continua – à la fin de l'année 1970 – arrive au bout d'un long processus collectif de recherche : on était nombreux, à Bolzano, à sentir l'exigence de nous lier à une réalité plus grande que nous. Après avoir exploré le panorama qui nous entourait – quelqu'un avait choisi d'entrer par exemple au Manifesto – on aboutit à L.C. Probablement cette recherche d'affiliation c'est une sorte de régression et surtout une idéologisation. Il y a avant tout l'envie de participer directement et activement à un processus historique qu'on considère important, liberatoire et révolutionnaire, et qui aura ses épicentres ailleurs, tout en réduisant les problèmes locaux. Au sein de L.C. on trouve l'exaltation dans des moments de spontanéité, de combats hors des dogmes marxistes et du communisme officiel et de ses fieufs. Reggio Calabria/Südtyrol, la lutte contre l'etat, c'est ma première page sur L.C. : je pense que notre expérience locale puisse trouver un nouveau souffle et s'insérer dans un processus universel. C'est avec L.C. que je quitte pour la troisième fois mon pays, après le service militaire, et je vais en Allemagne après que j'avais suivi les questions locales. Au cours des années suivantes je m'occupe des affaires étrangères, tout en élargissant mes compétences et connaissances sur les questions internationales. En 1975, après mon démenagement définitif à Rome, j'écris régulièrement pour le quotidien rouge.
Je participe au congrès d'autodissolution du mouvement L.C. qui se tient à Rimini en 1976, sous la pression du courant féministe. Tandis que certains dirigeants démissionnent définitivement de la vie politique, moi je pense et j'envisage un atterrissage souple pour éviter une retraite dangereuse qui risque de radicaliser les militants déçus. Leur confiance me rend responsable. C'est un travail qui entraîne des poussées en avant et des reculs, où à chaque fois j'ai la tentation de me soustraire et où chaque fois la réalité et les événements m'en retiennent : le mouvement et les morts de 1977, l'enlèvement du premier ministre Aldo Moro. Le soutien aux referendums radicaux c'est pour moi l'aboutissement de nombreuses années de combats, et je partage donc cette lutte. Au cours de l'été 1978 je pense pouvoir m'éloigner de la rédaction et des organisations politiques.
Expliquer le Südtyrol. Depuis des dizaines d'années je me deploie pour expliquer le Südtyrol : j'essaie d'entraîner et d'impliquer mes amis démocrates dans cette cause pour l'autonomie et la coesistence dans ma terre.
Tout en essayant d'eviter l'isolement et l'esprit de revanche je suis animé par une convinction profonde : je lis dans la situation sudtyrolienne un tas d'enseignements et d'expériences générales qui dépassent le cadre strictement local et provincial.
Etre une minorité tout en s'ouvrant afin d'éviter les piteuses lamentations et nostalgies : cultiver ses propres péculiarités sans pour autant se renfermer dans un ghetto et déboucher dans le racisme ; expérimenter le potentiel d'une coexistence pluriculturelle et pluriethnique ; participer aux mouvements ethno-nationaux, sans absolutiser la donnée ethnique ; travailler pour la communication inter-commmunautaire. De temps en temps je pense que plusieurs aspects du futur européen pourraient être expérimentés et exploités in corpore vili. C'est dommage que la politique dominante marche vers une direction opposée, et qu'ainsi trés peu, hors de nos frontières provinciales, s'en aperçoivent.
Mes villes. J'ai vécu en plusieurs villes plus au moins longtemps selon le cas. Aucune ne m'appartient, aucune d'entre elles je la considère " ma ville " ( sauf Vipiteno, même si je l'ai abandonnée depuis longtemps ). Toutefois je me sens presque partout chez moi. Je ne peux pas me passer d'elles et j'ai besoin d'y retourner de temps en temps, comme dans une sorte de périple qui s'élargit de plus en plus.
Mes métiers. J'ai eu la chance de pratiquer différents métiers et activités, sans pour autant m'identifier en aucun d'entre eux. Je suis content d'avoir toujours, au besoin, un ultime ressort dont je m'en suis servi au cours de ma vie : je traduis volontiers ce qui n'est d'ailleurs qu'un aspect de mon activité de pont entre le monde allemand et italien.
Un enterrement. En août 1978 meurt le jeune poète sudtyrolien Norbert C. Kaser, dont les premiers vers ont été publiés sur Die Brücke. A l'enterrement de ce dissident remarquable on est nombreux. Ce sont des retrouvailles entre des gens qui dix ans auparavant étaient ensemble et qui maintenant travaillent dans le syndacat, l'enseignement etc. Le silence de cet enterrement civil, l'impuissance de beaucoup de gens – qui à mes yeux représentent ce qu'il y a de mieux dans cette terre – me bouleversent. Norbet C.Kaser est mort de cette impuissance.
C'est là que je me rends compte qu'il faut que je m'occupe de nouveau de cette terre. Sur les colonnes du quotidien Südtiroler Volkszeitung je propose de réunir la dissidence sudtyrolienne en croisant les groupes linguistiques, et faire face au géant sudtyrolien comme l'avait fait jadis David. Je ne pense pas encore de quitter Rome. C'est une institutrice à la retraite qui pourrait représenter notre mouvement au Conseil provincial. Elle ne veut pas. La proposition de présenter une liste ouverte plurielle se heurte aux méfiances et aux resistances. Il est plus facile de pleurer un ami commun que mener un chemin en commun.
Les radicaux. Suite à la campagne pour les referendums je m'approche du parti radical sans y adhérer. En 1978 Pannella, leader des radicaux, pense de repéter le succès électoral aux élections qui d'ici peu vont se dérouler dans notre région (juin 1978). Le PR va soutenir notre liste " neue Linke " qui est l'aboutissement partiel du projet " David ". C'est une liste inter-ethnique hors des logiques de drapeau et de parti.
Parlementarisme provincial. Par deux fois je suis élu au Conseil régional et provincial : en 1978 et 1983 avec une nouvelle liste " liste alternative pour l'autre Sudtyrol ". C'est un élargissement de l'expérience précédente et on arrive à redoubler le nombre des voix et des représentants au sein du conseil provincial. Dans une situation si délicate et tellement marquée par le problème ethnique je crois qu'il faut s'engager à travers le système parlementaire.
Pacifisme.
Je me sens profondement pacifiste, facteur de paix, et il m'arrive souvent de participer à des initiatives et des rencontres pour la paix. J'ai l'impression qu'il s'agit d'une paix abstraite et d'un pacifisme incapable d'atteindre ses buts. Au moment de la guerre aux Malvines/Falkland je pense ceci : s'il s'agissait d'un conflit italo-allemand je saurai par où commencer pour ariver à une paix véritable. Le groupe mixte, le pont, le traître de son appartenance qui collabore avec les autres " traîtres ". " La logique des bloques, bloque la logique " annonce une pancarte lors de la manifestation pacifiste organisée sur le pont Europe à Innsbruck. Contre la logique des bloques : je pense avoir acquis une certaine expérience à travers l'histoire de mon pays et j'ai envie de l'exploiter.
Recensement et options de 1981 : les cages ethniques.
A partir de 1978 je vois arriver ce qu'on va appeler " le fichier ethnique " afin de mettre au point un système fondé sur la séparation et d'où personne peut échapper. Au début personne n'y croit, on est un peu naïf. Moi personnellement, j'y vois la plus grave atteinte à la démocratie, la plus grande tentative d'empoisonnement des rapports inter-ethniques depuis l'accord Hitler-Mussolini en 1939. Dans ce Recensement linguistique je vois l'accéleration des processus de séparation et d'affrontement ethniques, que cette loi va encourager : chaque citoyen est obligé de choisir un des trois groupes ethno-linguistiques reconnus. Je suis angoissé par cette démarche légale que toute les forces politiques démocratiques – italiennes et autrichiennes- acceptent et soutiennnent, en négligeant les risques et les possibles dérives. Je ne comprends pas cet aveuglement, ni cette confusion entre d'une part les exigences – tout à fait légitimes – d'autonomie et de protéction des minorités, et d'autre part ce dangereux enrôlement ethnique. C'est un nouveau rideau de fer qu'on est en train de bâtir lentement, qui passe tout à fait inaperçu, comme autrefois en Allemagne.
Moi et d'autres courageux, on refuse de remplir le document obligatoire d'affiliation ethnique. Ma mère, qui avait déjà refusé l'option en 1939, se révolte une fois encore. Nous, les objecteurs ethniques, nous sommes poursuivis immédiatement : mon déplacement à Bolzano – ma chair d'histoire et philo – est révoqué, sous la pression politique de la SVP, par le ministre de l'éducation. On m'interdit d'enseigner chez moi sous pretexte que je n'ai pas répondu à l'appel ethnique. Je songe à mon père alors qui, après avoir été viré à cause des lois raciales, il lui était formellement interdit d'exercer toute autre activité. Il pouvait porter plainte s'il pensait avoir subi un tort.
Prophète vert. C'est en 1985 que pour la première fois se présentent aux éléctions des listes Verts. Un quotidien romain m'appelle le prophète vert. Je voyage en Italie pour contribuer à développer cette idée. Depuis dix ans déjà - milieu de années '70- j'observe les initiatives des mouvements verts en Allemagne, et au fur à mesure j'écris et je répands de l'autre côté des Alpes ce qui se passe dans le grand Nord européen. En 1982 j'organise un échange à Trento, avec la collaboration de Sandro et Marco Boato. En 1984 je tiens une conférence à Florence pour la première assemblée des comités verts. C'est ainsi que je deviens, malgré moi, l'avant-garde du mouvement vert en Italie. Bolzano se retrouve du même coup investie d'un rôle guide qu'en réalité n'a pas : on va essaier de ne pas trop décevoir les attentes.
Rencontres.
Dans le passé j'ai appris beaucoup des livres. Récemment j'ai le sensation d'apprendre davantage des rencontres au hasard.
Je tiens beaucoup aux amitiés que j'ai su construire et garder. Je me méfie des salons et des rencontres officielles. Pour s'en écarter il faut éviter d'exercer n'importe quelle forme de pouvoir.

(Traduction: Lanfranco Di Genio)
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